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SYMPOSIUM on pourrait croire, quand j’évoque tout cela, que la vie était totalement rose. C’était peut-être vrai au début, mais ce qui est sûr c’est que je recevais beaucoup d’éléments sécurisants, sans que j’aie à bouger le petit doigt. J’étais comme dans un pays de merveilles et ça remplissait mon cœur d’une forme de bonheur dont j’ai peut-être tiré même un amour éternel de moi-même. les choses n’ont pourtant pas tardé à se gâter. Vous m’imposiez un rythme de tétée tandis que je vous imposais un rythme de sommeil. Vous m’offriez des moments de paix, de bruits, de douceurs et d’attentes qui, sans que vous vous en rendiez compte, me conféraient une notion de temps. Mais quand on a faim et soif, non seulement de lait, de chaleur, de protection, mais aussi de caresses et de bout de présence, et qu’il faut supporter qu’en dépit des cris et des appels, rien ne vient, hé bien il y a une sorte de colère qui apparaît en soi. on voudrait tout avoir, et on n’a que des parcelles d’un tout. on voudrait un sein aussi gros qu’un immeuble, et on n’a qu’un bout de téton avec lequel on peut sucer, jouer, se frotter juste pendant la période que vous avez décidé d’accorder. le monde devient à la fois sécurisant et incertain. Il y a comme une menace de pouvoir être délaissé, abandonné, attaqué, capturé ou rejeté qui pèse sur nous, sans aucun autre moyen de défense autre que des cris et des quêtes de regard. Ainsi débutent que vous le vouliez ou non, une montagne de bonheur et un abîme de terreur. Quelques mois plus tard surviennent des limites, disons des interdits qu’on n’avait pas prévus. Alors que c’était si bon de faire pipi et caca dans sa culotte, il faut se retrouver assis sur une sorte d’ustensile malcommode que vous nommez pot. si ce que vous attendez tombe dedans, ce sont des grandes exclamations, un branlebas de bravos, et si rien n’arrive, il y a des gros yeux, et puis plus tard, de vrais reproches. Alors, on obéit sans trop comprendre pourquoi, mais en pressentant que sans réponse de notre part, on pourrait peut-être vous perdre. on finit par découvrir que le plus grand danger c’est pas d’être abandonné, parce que quand même, vous êtes tout le temps là. Mais c’est d’être privé de ce qu’il y a de meilleur, à savoir, votre amour. Alors que faire face à de telles menaces, la piste est claire, tracée, balisée. Il faut suivre vos directives, afin que nous devenions maîtres de nos forces, de nos muscles, de nos moyens de contrôle. on éprouve une grande fierté de réussir là où vous nous amenez, et il y a d’autres périodes où on fait le contraire de ce que vous exigez. et dans la mesure où on n’exagère pas trop, on découvre une autre fierté, celle de pouvoir vous tenir tête. Ça, c’est la partie de nous que vous voyez. le petit gars ou la petite fille officiel de maman. l’autre partie, celle qui pense, qui ressent, qui se met à fabriquer du cinéma, qui 20 élabore des images, il vaut mieux que vous ne connaissiez pas les images. et nous aussi, faut peut-être les oublier. on vous aime, mais on vous déteste. on vous démords d’amour, et on vous croque dans la haine. on vous caresse dans l’extase, on vous déchire et on vous griffe avec toute l’agressivité qu’il nous est possible de mettre en œuvre. on dépose en nous, au plus profond de nos tripes, un univers du contraire. C’est un univers qui tantôt nous apporte la plus grande quiétude, et qui tantôt éveille des peurs d’origine inconnue. et des figures de monstres que vous savez plus ou moins apaiser lorsqu’elles deviennent des cauchemars. C’est drôle quand on y pense. Il faut passer par là pour devenir soi-même. si vous donniez tout, on n’en ferait rien puisqu’on resterait à jamais confondu avec vous. et si vous ne donniez rien, on en ferait un néant de détresse et de haine, qui nous submergerait au point de ne plus être qu’un magma de sensations impuissantes. Dans cette bagarre pour exister avec vous et sans vous, il y a une autre réalité bien difficile à assumer. et là, je vous confie un secret très, très intime… J’ai découvert, un jour que mes parents m’avaient mis dans leur chambre pour toute la nuit, que maman et papa, sans rien du tout sur leur corps, hein, faisaient de curieux bruits et de curieux mouvements, alors qu’ils étaient collés l’un contre l’autre. C’était bizarre, peut-être violent, peut-être tout doux, mais en tout cas une chose est sûre, ils n’ont jamais fait cela avec moi. et comme je m’étais mis à bouger et je crois, à protester, ils avaient arrêté leur charivari, et maman était venue me voir en m’intimant, gênée, de dormir. J’ai aussi remarqué à plusieurs occasions qu’ils aimaient rester seuls, en m’envoyant comme par hasard jouer dehors ou dans ma chambre, souvent le dimanche après le repas du midi. en fait, ils ont comme moi un jardin secret qu’ils ne veulent pas partager, et où manifestement je n’ai aucune place dans leur cœur. C’est dur de découvrir qu’on peut devenir dérangeant, et qu’il y a comme une sorte de banderole placée devant nos yeux où sont écrites en grosses lettres : « l’amour, la tendresse, la douceur, c’est comme les gâteaux de fête, il faut les partager ». Il y a même un autre slogan qui fait encore plus mal. sur une partie du gâteau, c’est écrit : « Nous le gardons pour nous, en l’utilisant autrement qu’avec toi, car il y a plusieurs formes d’amour et l’une d’entre elles nous est totalement réservée sans que tu puisses la consommer. » Dans ces moments de solitudes et de coupures, je vous jure qu’il y a un tsunami de colère. Mais il y a aussi quelque chose de passionnant qui se présente devant nous. Puisque vous nous privez de certaines choses, nous, on peut en trouver d’autres. on peut s’inventer un langage, une langue même. ACTES DU SYMPOSIUM ET COLLOQUE INTERNATIONAL 2012

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