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on peut se construire une vidéo, dessiner d’immenses bédés remplies d’aventures où il y a de meilleures mamans et de meilleurs papas. où il y a des gens qui vous ressemblent un peu, mais qu’on peut emprisonner, voire décapiter. on peut partir pendant de longues périodes, surtout le soir au moment du coucher, sur une planète beaucoup plus grande et beaucoup plus belle que la lune où je suis juché. on peut tout rendre possible, même ce que vous prétendez impossible. les histoires si belles que vous nous racontez avant de s’endormir, on peut les mettre en action. et plus tard, grâce aux livres que peut-être on a envie finalement de lire à cause de tout ce manque en nous, on peut bâtir nos propres romans. Il y a même une chose extraordinaire, et là, on vous dépasse de beaucoup sur le plan de nos capacités. on peut jouer. Jouer juste pour se tirailler, pour se détendre, devenir plus agile dans nos mouvements. Jouer pour s’agiter, jouer à imaginer qu’on souffre, qu’on est abandonné, puis faire venir par un coup de baguette magique le personnage le plus puissant de nos rêves, de vos contes et de nos lectures. Jouer, avec son frère, sa sœur, ses copains, à mourir 107 fois, puis à ressusciter 108 fois afin de vaincre et la mort, et la finitude. Jouer pour devenir le meilleur scénariste du monde, par nos couleurs et la qualité de nos fondues enchaînées. Jouer les rôles des grands et vous donner des rôles de petits. Jouer en apprenant à gagner, à perdre, à devenir pour vrai un champion ou une victime, qui peut redevenir championne si c’est trop triste de rester dans l’esclavage. Jouer pour fuir l’école ou pour devenir professeur. ou pour faire brûler la bâtisse. ou pour devenir le meilleur élève de tous les temps. on peut aussi dessiner et tandis que vous vous extasiez un peu faussement sur nos « barbots », on peut y voir ce que vous n’y distinguez pas, car nos ronds, nos spirales et nos ratures sont autant de chefs-d’œuvre inconnus par la douceur des bleus, des rouges, des oranges que nous avons utilisés. Nous y voyons un ciel où vous voyez un cercle, nous y voyons nos réalisations futures là où vous apercevez une feuille maculée et barbouillée. Chacun est finalement dans son « comme si », et c’est comme ça que chacun possède son monde. Ce monde, il faut le partager non seulement avec la famille, mais dans des lieux extérieurs, que vous appelez centres de la petite enfance, garderies, pré-maternelles, maternelles et écoles. et là encore, c’est tout un branle-bas pour s’y insérer. Puisque je vous ai parlé du jeu, c’est là qu’on découvre des groupes d’amis avec lesquels on se tiraille, on invente des aventures. Bien sûr, si on avait des frères et des sœurs on a déjà connu plein d’activités en commun, mais si on était l’aîné, REGARDS CROISÉS sur la petite enfance on commandait, et si on était le petit, on se faisait commander. À l’extérieur c’est pas pareil. on est à peu près tous du même âge, on ne se connaît pas au départ. Il faut trouver sa place au milieu d’autres qui cherchent aussi leur place sans pouvoir se rattacher aux images familiales habituelles. Bien sûr on n’est pas seul : il y a des adultes, souvent gentils, parfois débordés, dont on apprend bien vite les noms, et quand la vie devient difficile, elles viennent vers nous, mais elles ne nous consolent pas et ne nous soutiennent pas du tout de la même manière que maman et papa. l’endroit est nouveau, même après pas mal de semaines, sans les jouets qui nous appartiennent, avec des garçons et des filles qui tantôt nous collent trop, tantôt nous tirent la langue, et tantôt ne veulent pas rester avec nous avec une phrase un peu assassine : t’es plus mon ami. Par moment, on est vraiment très bien, parce qu’il y a des activités amusantes, des histoires nouvelles à écouter, des jeux jusque-là inconnus à expérimenter, des chants un peu étranges à murmurer, des promenades où il faut se mettre en ligne, en se tenant par la main. C’est comme un troisième univers où il n’est pas facile de rêver tout seul, et où peu à peu on nous dit qu’il faut apprendre des choses d’une certaine manière. en fait, on est à la fois plus seul et plus bousculé, plus isolé et plus envahi par des drôles de sensations qui viennent du dehors et qui viennent aussi du dedans. et c’est souvent long la journée. et dans les mouvements de longueur, on pleure un peu. le problème c’est qu’on ne sait pas trop pourquoi les larmes sont venues. Peut-être elles cherchent à combler du vide et à diluer de la peine. C’est curieux. À la maison, dès qu’on fait un pet de travers, maman s’inquiète et nous touche le front pour savoir si on a de la température, et à l’école si on a eu de vraies coliques de peur ou de crainte de ne pas être à la hauteur de ce qu’on nous demande, on nous « ça va passer ! ». on devient des égaux face à une même réalité, il faut apprendre à grandir. en fait, si les parents ont été les premiers noyaux, on fabrique tellement d’écorces successives, au milieu de toutes ces peines, on ne sait pas trop ce qui fait partie de nous et des autres. Que dirais-je pour terminer ? Après le big bang originaire, notre toute petite terre s’agrandit, trouve des terreaux un peu partout, découvre des semences, apprend à les arroser, attrape un morceau d’étoile, se fait percuter par quelques météorites, est obligé de combler les trous laissés par les impacts. Cette petite terre dont la trajectoire était rêvée rectiligne par ceux 21

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