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pour me le redonner. et vous pensez, si j’en ai profité ! Vous disiez : « Bébé! C’est la dernière fois que je te le redonne ! » Je vous regardais bien dans les yeux, j’envoyais le hochet pardessus bord, et pour entendre pour la ixième fois : « Cette fois-ci, bébé, c’est pour de bon, je ne vais pas te le rendre ! ». et… vous me le rendiez ! Je n’étais donc pas seulement maître de mes étoiles, je devenais un peu le maître de mes parents. les cris, c’était la même chose. Il y en avait qui ne déclenchaient rien du tout, vous disiez : « Bébé fait ses poumons », il y en avait qui m’inquiétaient et que je ne croyais pas avoir poussés parce qu’ils me faisaient peur, à ce moment-là vous vous rapprochiez de mon berceau pour me rassurer, il y en avait d’autres où je disais ma colère, où je réclamais mon dû. Qu’il s’agisse du biberon, du sein, de votre chaleur, de votre voix ou de votre odeur, vous me preniez, vous colliez une partie de moi contre votre poitrine, et là, j’étais bien à avaler tout ce qui était vous. et puis une autre partie, celle de mon dos, un bout de bras et un peu les yeux, faisaient corps avec un autre espace, celui des meubles, des rideaux, celui de mon frère ou de ma sœur, de papa… C’est-à-dire, le vaste monde. Une fois bien comblé, redisposé par terre et cette fois-ci en entier, j’allais explorer en flairant, touchant, suçant, ressentant, tout en me déplaçant à quatre pattes. et cette escapade à quatre pattes, elle m’offrait des expériences. Par exemple, sur le tapis, il y avait une chose ronde, avec une certaine couleur. Un peu plus loin, une autre chose ronde, mais pas de la même teinte. et puis très loin, à la frange du tapis, une troisième chose de la même couleur que la première. C’est celle-là que je voulais pour la comparer, la faire rouler, la cogner et puis la mettre contre sa copine. oui, me disais-je, c’est pareil, ça a la même texture, mais ça n’a pas tout à fait la même odeur. oui, si mon geste est plus accentué, la chose part plus loin. et si mon geste est tout doux, la chose se contente de frémir, sans avancer. et c’est ainsi que j’ai appris la logique des choses. C’est ainsi que, pas à pas, j’ai appris ce que vous appelez, je crois, les liens de causes à effets, et c’est aussi grâce à ces explorations que mon espace s’est agrandi, et qu’en l’arpentant, j’ai compris que des choses étaient permises, d’autres, impossibles à saisir, d’autres, douloureuses à tenir, d’autres, possiblement atteignables quand je deviendrai plus grand. et ce fut ma première désillusion. Je n’étais pas totalement puissant, et le monde des objets n’était pas totalement gratifiant, il pouvait même devenir méchant. Cela m’amène à vous parler du deuxième monde, celui où j’étais avec vous. REGARDS CROISÉS sur la petite enfance J’ai savouré bien de vos expériences et je vais juste vous en évoquer quelques-unes. C’était bon de sentir à travers vos mains et votre peau que vous saviez me tenir pour que je puisse m’incruster en vous et sentir que par vos touchers et vos bains sensoriels vous me transmettiez non seulement de l’amour, mais une sorte de sécurité qui me rendait suffisamment confiant pour oser expérimenter. en fait, je crois bien que vous étiez nécessaires pour me faire connaître le monde qui m’était peu à peu présenté. Mais attention, on était embarqués dans le même navire des exigences. À chaque rencontre, ceux qui m’aimaient m’offraient un petit morceau de leur univers en sachant choisir pour que je ne devienne pas trop désorienté, mais en sachant aussi l’agrandir, un tout petit peu, pour que je puisse l’explorer avec quiétude et avec plaisir vos parcelles d’espace qui devenaient miennes. et souvent, vous deviniez par mes mouvements, mes tressaillements, mes tensions, puis mes gestes et mes sons beaucoup mieux formulés, ce que j’aurais sans doute voulu faire si j’avais été plus capable de maîtriser mon corps et mes pensées. Alors, par la voix, par vos gestes, je me trouvais brusquement spectateur de ce que j’aurais pu être, et de ce que vous espériez que je devienne. Bien sûr ce n’était pas toujours exact, et parfois je ne comprenais pas grand-chose à ce que vous me présentiez. Mais, d’autres fois, vous tombiez tellement juste que j’avais l’impression de pouvoir regarder une image qui était peutêtre moi, peut-être vous, peut-être le deux, mais qui en tout cas, me donnait des points de repère pour aller un peu plus loin. Je vous donne un exemple. J’émettais de sons de plus en plus compliqués, car je faisais mes gammes pour apprendre à parler. et voilà que vous me disiez à ce moment-là quelque chose que je ne racontais pas, mais qui après tout aurait pu exister. « Beu beu areu », faisais-je. et vous répondiez : « Mais oui, tu me dis que tu es content, que tu attends maman, ou papa ». Vu avec le recul, je m’excuse, mais c’était un peu délirant. et ça pouvait même devenir figeant, mais finalement, c’était presque vrai parce qu’un peu plus tard, j’ai eu effectivement envie d’exprimer ma joie, mon attente de l’un d’entre vous. et plus tard, quand je commençais à dire « da da da da », maman entendait son nom, papa entendait le sien, et mamie et papi avaient même réussi à se persuader que j’avais réussi à prononcer des « i ». Alors, plus tard encore, quand j’ai dit pour vrai ces mots que vous anticipiez, vous en vouliez davantage, et vous entamiez un grand discours avec l’espoir que je vous répondrais sur le même ton et avec le même vocabulaire. en fait, vous m’entraîniez dans une sorte de rêve qui peu à peu s’enracinait dans la réalité et vous me disiez quelque chose de bien plaisant : « Je te vois déjà comme un petit enfant, capable de penser par toi-même ». 19

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